9. Sur les genoux d'Haroun Tazieff.

 

C'est souvent quand on s'imagine trop malin que l'on se fait prendre. Et si des milliers de films et de bouquins vous racontent ça, c'est que d'autres se sont salement vautrés. J'avais retrouvé un semblant d'énergie au réveil et je m'étais occupé de mon petit intérieur, vaisselle comprise. J'éprouvais la satisfaction du pousseur de bobsleigh qui cessait son effort avec le sentiment du devoir accompli. Notre affaire était lancée et glissait pépère jusqu'au but final. Tout ça, c'était juste avant que je passe devant chez Phil et que j'aperçoive sa porte d'entrée ouverte et sauvagement défoncée. Le bobsleigh a dérapé dans un virage et j'ai paniqué. J'ai fait demi-tour, j'ai récupéré portable, papiers et médocs, puis je me suis engouffré dans ma nouvelle voiture. J'ai foncé en direction de Bordeaux en espérant que Phil ne s'était pas fait choper. Je lui ai téléphoné en route. Il paraissait serein.

- t'excite pas Fred, je me suis trouvé un petit hôtel en pleine cambrousse, pas cher, avec WiFi et sauna.

- Tu n'as pas retouché à la dope, j'espère ?

- Ho, je suis pas un camé. J'ai juste goûté la marchandise une fois. Tu ne vas pas me ressortir ça tous les jours.

- Alors accroche-toi mec, cette nuit, il y a des types qui ont défoncé ta porte à coups de hache ou de je ne sais trop quoi. Allo ? Tu m'écoutes ?

- Merde !

- Comme tu dis. Prépare tes bagages, il va falloir faire vite.

- Qu'est-ce que tu avais besoin d'aller causer avec le gros Francis ! Il a flairé le truc, c'est évident. Parfois t'as vraiment des réactions de malade.

- Putain, c'est toi qui me balances ça ? Tu veux que je te rappelle comment tout a commencé ? Je n'ai rien dit au gros Francis. Si ça se trouve, ça n'a même rien à voir avec notre histoire. Bon, je rapplique dans une demi-heure. Tiens-toi prêt. On prend la tangente.

Je ne pensais pas le gros Francis assez malin pour déduire quoi que ce soit de notre conversation. Mais les tigres auxquels il avait fait allusion la veille semaient le trouble dans mon esprit. Je ne comptais pas prendre le risque qu'on vienne défoncer ma propre porte pour en avoir la certitude. Je me suis arrêté plusieurs fois sur le bord de la nationale pour vérifier que je n'étais pas suivi. Les voitures, ce n'est pas mon truc. Déjà gamin, je ne jouais pas avec, alors j'essayais de repérer les couleurs et les plaques, mais comme je manque également de mémoire, le résultat n'était pas mirobolant et je redémarrais chaque fois sans avoir gommé le doute. J'ai finalement aperçu une voiture de flics dans le rétroviseur. Je me suis calé derrière et elle m'a mené jusqu'à la rocade sans encombres. Dix minutes plus tard, Phil dévalait de sa chambre et grimpait sur le siège passager après avoir jeté ses affaires sur les sièges arrières. Il me fusillait du regard comme si je venais de coucher avec sa mère. J'ai simplement dit « C'est où ton hôtel ? » et il s'est mis à brailler et à me hurler aux oreilles à quel point j'avais pu être con de passer chez le gros Francis. Alors j'ai répété trois ou quatre fois ma question jusqu'à ce qu'il se calme, car il m'était impossible de lui en mettre une dans la tronche sans risquer la sortie de route, et aussi, car il avait ses putains de cours de judo comme bagages. J'avais pu vérifier récemment qu'il en conservait de bons souvenirs. Sans oublier la minerve. Tout cela me contraignait à incarner l'élément tempérant, alors que je bouillais d'une lave que n'aurait pas renié Haroun Tazieff. Il a fini par redescendre et j'ai dérivé sur Haroun Tazieff qui m'avait pris sur ses genoux lorsque j'étais môme, lors d'une projection de « Connaissance du monde ». C'était un souvenir magique. J'étais fou des volcans à l'époque et j'avais eu la sensation de tutoyer Dieu lui-même, avec son visage buriné, à l'image des roches qu'il étudiait.

 

Phil avait bien choisi sa planque. Je l'ai caressé dans le sens du poil, mais il s'est contenté de hausser les épaules. Je l'ai aidé à porter ses affaires et il a fini par s'excuser dans la chambre. Je lui ai proposé d'aller faire un tour dans la nature. La réceptionniste nous avait indiqué une cascade pas trop loin de l'hôtel, et après avoir vérifié qu'il n'y avait personne dans les environs, j'ai lâché les chiens et je me suis mis à gueuler à mon tour. Je prenais tous les risques, je me faisais emboutir ma caisse, j'étais en train de perdre ma fille, et je devais en plus supporter les jérémiades d'un pote con comme la lune qui pensait qu'on pouvait piquer quatre kilos de coke et trois mille euros dans son propre bled sans être inquiété. Je lui ai dit aussi que j'étais à deux doigts d'abandonner s'il n'était pas capable de maîtriser ses nerfs.

- Hé mec, là c'est toi qui craques. Il faut qu'on se serre les coudes. C'est pas le moment de flancher !

Je dégustais sous la minerve. J'ai laissé Phil me donner l'accolade et je l'ai écouté causer autour de notre belle amitié.

- Regarde, Fred, elle est canon la cascade. Si je m'écoutais, j'irais bien piquer une tête dans la rivière.

- Ben écoute-toi !

Je me suis assis dans l'herbe en me disant qu'avant, la vie était aussi simple que cela. Phil a dévalé la pente en caleçon et s'est ébroué sous la cascade. J'ai piqué une clope dans son pantalon et j'ai commencé à me demander où j'allais bien pouvoir dormir ce soir. Il fallait aussi que je trouve quoi dire à Alexandra. Ça devenait urgent et j'avais beau me retourner la cervelle, les mots ne venaient pas. L'écran du portable me narguait. Alexandra s'affichait sur fond bleu. Je me suis senti lâche. J'ai cliqué sur le curseur et je suis tombé sur Mado. Elle, je pouvais l'appeler sans crainte.

J'ai rangé mon portable dans ma poche et j'ai décidé de me laisser un peu de temps pour réfléchir. L'étau se resserrait et la porte défoncée de Phil me restait en travers du crâne. C'était encombrant comme un piano dans un escalier en colimaçon. Si le gros Francis avait pu remonter aussi vite sur notre piste, une seule autre personne était au courant de notre embrouille, et c'était Mado. Peut-être avait-elle lâché des infos de son côté. Je me suis aussitôt dit que ça ne tenait pas la route, car elle m'avait suggéré d'éloigner Phil, mais elle avait pu tout aussi bien faire cela pour le gros Francis ou nous doubler avec n'importe quel autre trafiquant. Il suffisait de nous effrayer et de nous obliger à nous terrer. Elle savait qu'elle serait la première personne que je chercherais à joindre. Récupérer la dope et supprimer Phil dans un endroit isolé, c'était plutôt une bonne combine et un jeu d'enfant pour des petites frappes bien entraînées. Et pour Mado, l'assurance de toucher du fric rapidement sans trop se mouiller. Merde, ça prenait forme.

 

Phil, en contrebas, ne se lassait pas de la cascade. Il jouait à rester en dessous le plus longtemps possible et l'effet percutant de l'eau sur ses épaules lui arrachait de petits cris quasi orgasmiques. J'ai piqué une seconde clope dans son paquet. Je suis parti de Phil pour remonter lentement la cascade en cherchant à détourner mes neurones de leur activité, mais c'était peine perdue. Les hypothèses grimpaient à la même vitesse le long de la cascade. Et puis j'ai vu le sang gicler, et Phil partir en arrière, chuter dans le vide pour s'écraser comme une merde au pied de la cascade. Une merde teintée aux hémorroïdes avec du sang tout autour de son corps. J'ai écrasé ma clope en espérant ne pas être doté de dons prémonitoires. Il a fini par remonter et s'est étendu sur l'herbe pour sécher au soleil. Il arborait un sourire d'après fellation. Je me suis dit qu'il avait bien de la chance de pouvoir se trouver dans cet état malgré les circonstances.

- Elle est pas mal la réceptionniste, non ?

- Je ne sais pas. J'ai pas trop fait attention.

- Si, si, elle a son petit charme. J'aime bien les petites brunes dans son genre.

- Ne va pas faire le con, Phil. Tu n'es pas là pour ça. J'espère qu'on se comprend bien.

- Tout de suite… C'était juste histoire de parler, de détendre l'atmosphère. Tu jetteras un œil tout à l'heure et tu me diras si je n'ai pas raison.

- Si ça peut te faire plaisir. Moi j'ai des goûts plutôt tranchés. Je craque pour les rousses et les Asiatiques.

- Mais Alexandra est blonde !

- Ouais, c'est bien ce que je dis.

Il s'est marré.

- Et avec ton contact, tu en es où ? Ça avance ?

- Doucement. J'irai lui rendre une petite visite ce soir.

- Je sais que tu n'y es pour rien, mais il faudrait que ça avance un peu plus vite. Je n'ai presque plus de liquide pour payer l'hôtel avec l'histoire de ta bagnole. Au fait, t'étais obligé de prendre la clim' ?

- C'était la moins chère que j'ai trouvée. Il a fallu faire vite. Je t'en filerai demain ou après-demain, du liquide, mais on va devoir investir dans un livre de compte pour noter les dépenses de chacun.

Je l'ai raccompagné à sa chambre. J'ai jeté un œil à la réceptionniste qui m'a parue ordinaire et je n'ai pas aimé ça. J'espérais que Phil ne tenterait pas son coup avec elle. Ça risquait de fonctionner et de nous amener d'autres emmerdes parasites. Du coup, je suis remonté voir Phil pour lui déconseiller tout contact rapproché avec cette fille, et je l'ai relancé sur ses rêves de sable chaud et de beautés aux cuisses dorées comme le miel.