8. Bander en apesanteur.

 

Soit je commençais à m'habituer à la minerve, soit le médecin ne m'avait pas trompé sur la marchandise car la douleur était devenue supportable et j'avais dormi des heures. Il faisait toujours aussi chaud et, à peine un sandwich avalé, j'ai roulé jusqu'au lac du Moutchic en quête de fraîcheur. Ça grouillait de touristes. Je me suis étendu dans l'eau tiède, minerve et lunettes vissées et j'ai maté alentour en savourant le résultat des régimes de printemps. J'aime bien bander dans l'eau. En apesanteur, ça me plairait sans doute aussi. Encore une de ces idées à la con qui me traversent l'esprit. Ne pas en parler à Phil, surtout ! Il serait capable d'aller piquer une fusée. Allez, mon Fred, ne pense à rien, profite de ces instants agréables qui te sont offerts, de l'étendue lisse du lac comme un front sans emmerdes, un pur moment Botox. Bien sûr, j'aurais volontiers remplacé les cris des gosses par « viens Malika » de Delibes ou par « Lay your head down » de Keren Ann, mais la balance penchait du côté du bonheur, alors j'ai continué de frétiller, immobile, en piquant le mystérieux sourire de la Joconde, enfin c'est ce que j'imaginais. Ça n'a pas duré bien longtemps car, par association d'idées et à force de rebondir sur les formes des estivantes, j'en suis venu à penser à Mado. J'ignorais ce qu'elle avait traversé depuis son adolescence, mais sûrement le genre de traumatisme qui vous chamboule les ovaires. Autrefois, j'avais confiance en elle, il arrivait qu'on se rende de petits services, mais elle allait peut-être bien me rouler dans le talc ou dans n'importe quelle autre substance qui servirait à couper la coke. Pour Alexandra, j'avais encore un peu de répit, mais j'allais sans doute devoir trouver un énorme mensonge pour qu'elle ne se pointe pas à la maison avant un long moment. Et pour Phil, je naviguais à vue. Il était à manipuler comme un obus rouillé. Je lui ai passé un coup de fil. Il semblait avoir retrouvé le moral. Il passait son temps sur internet à étudier les endroits de rêve où il comptait échouer et anticipait sa vie de pacha, les orteils en éventail, une vie où il suffirait de claquer des doigts pour obtenir un cocktail géant servi par de belles autochtones. Ce genre de rêves communs issus de l'enfance et du visionnage répété d'épisodes de « La croisière s'amuse ». Je lui ai demandé d'en profiter pour surfer sur les nouvelles régionales, histoire d'en savoir un peu plus sur ce qui s'était passé la veille au Taillan, car j'avais comme dans l'idée qu'il pouvait y avoir un lien avec notre affaire. Il a bougonné comme si je venais de couler un pétrolier à cent mètres de sa plage idyllique, mais a promis de s'en charger.

Une petite qui ressemblait vaguement à mon Eva se trouvait maintenant en face de moi. Elle s'ébattait joyeusement et le soleil s'est voilé d'un coup. J'avais beau détourner la tête vers les mamelons aguicheurs et les culs en peau de pêche, le plaisir avait fui. Son ballon rouge et blanc m'a percuté comme un signe du destin. Je l'ai renvoyé illico en souriant, puis la Joconde a récupéré son bien. Ma petite Eva. Il fallait que je la préserve à tout prix du piège foireux dans lequel j'étais fourré. J'en suis venu à culpabiliser de me prélasser au bord de l'eau, les couilles au frais. Je me suis brièvement séché et suis reparti quelques minutes plus tard avec le moral en berne.

 

Je me suis arrêté à la taverne des chasseurs en évitant la terrasse car j'avais eu plus que ma dose de soleil. Le gros Francis était à son poste, mais il laissait Marthe prendre la quasi-totalité des commandes. Je me suis installé au comptoir pour boire un demi et j'ai regretté mon choix dans la seconde. Le gros Francis m'a fait face et a tenu à tirer ma pression en repoussant sa femme qui s'apprêtait à me servir. Je sentais le souffle de son long tarin couperosé.

- On dirait que tu as salement déconné ces jours-ci.

Il était très calme et ça m'a scié. J'ai penché la tête au-dessus du bar pour vérifier qu'il ne tenait pas, dans sa main libre, le calibre que Phil avait laissé dans le coffre au moment du braquage. J'ai bu un coup, mais la bière a noué ma gorge.

- Tu t'es mêlé d'un truc qui ne te regardait pas ?

- Quoi ?

- Ben ça ! Il a désigné la minerve que j'avais oubliée.

- Ah ça ! Un accident de bagnole, à cause d'un chevreuil.

- Faut jamais éviter un chevreuil, ça peut être mortel si tu verses dans le fossé.

- Je ne l'ai pas évité, c'est le type d'en face qui a fait un écart avant de ruiner ma caisse.

- C'était un touriste ?

- J'en sais rien. Il s'est barré pendant que j'étais dans le coaltar.

- Putain ! Le coin est plein de petits fumiers en ce moment. Et les flics sont plus occupés à mater les Allemandes qu'à faire leur boulot.

- Oui j'ai appris pour le braquage. Et ta blessure, ça va ?

- La blessure, c'est rien, mais l'enculé qui m'a braqué ne perd rien pour attendre.

J'ai avalé mes gélules avec une gorgée de bière.

- C'était pas une nana ?

- Tu lis pas les journaux ? C'était un travelo. Pendant que j'essayais de me défendre, un de ses faux seins s'est retrouvé vingt centimètres plus bas.

- Incroyable !

- Ouais. Et si les flics ronronnent, je peux te dire que j'ai mis des tigres sur la piste du gars et quand ils auront mis les griffes dessus, je paierai une tournée générale et je mettrai un menu spécial au plat du jour à base de couilles de travelo. Au fait, t'as le droit de boire avec tes médocs ?

- J'en sais rien, je ne lis jamais les contre-indications. Ça fout les jetons en général.

- Si t'apprends quelque chose sur le type qui m'a baisé, et si l'info est bonne, je te file mille euros. Je dis ça à tous mes clients.

- Vache ! Il y avait beaucoup de fric dans la caisse ?

- Pas mal, mais c'est surtout pour l'exemple. J'ai pas envie que ça donne des idées à d'autres, que ça devienne une mode, tu vois ?

- Bah, je ne suis jamais là au bon moment. Je glandouillais sur la plage de Lacanau quand c'est arrivé. Mais bon, on ne sait jamais. Un coup de bol, parfois…

- T'en parleras à ton pote aussi.

J'ai balancé ma version du Phil saisonnier sur la Côte d'Azur en tentant d'ajouter une touche de désinvolture et le gros Francis m'a lâché la grappe. J'avais été à deux doigts de produire du liquoreux. J'ai fini mon verre à petites gorgées en espérant que personne d'autre n'entendait le tambour dans mon cœur. Marthe m'a conseillé de mettre de la Biafine en pointant mon nez et m'a balancé deux, trois banalités qui ont fini par me détendre. Je suis sorti de la gueule du loup pour réintégrer mes pénates, la tête lourde de soleil, de médocs et d'emmerdes. J'avais envie de parler avec quelqu'un de clair. J'ai appelé Mado et lui ai raconté mon entrevue avec le gros Francis. Elle m'a remonté le moral en cinq minutes. Elle ne comptait pas écouler la marchandise dans le coin. Elle avait jugé cela d'emblée trop risqué, comme elle trouvait trop dangereux que Phil se planque à Bordeaux. Moi non plus, je ne croyais pas que Phil pourrait rester des semaines enfermé. J'ai donc écouté les conseils de Mado. Quitte à effectuer de plus longs allers-retours, je lui trouverais un coin perdu, à distance raisonnable du Médoc où il pourra se dégourdir les pattes à loisir. Suite à cela, j'ai eu envie de parler de ma fille à Mado, mais elle ne m'a été d'aucun secours. Elle abondait même dans le sens de Phil. Selon elle, la seule chose à faire, si tout fonctionnait bien, était de disparaître loin d'ici, et pour longtemps.

Les seaux de peinture attendaient au milieu de la pièce. Il commençait à y avoir des habits partout, l'évier de la cuisine débordait de vaisselle et j'étais sur le canapé, encore plein de sable, nerveux, mais incapable d'effectuer le moindre mouvement supplémentaire. Je n'avais aucune envie de rappeler Phil. J'ai allumé la télé du salon et me suis laissé bercer comme une ménagère de moins de cinquante ans en grève.

C'est Phil qui m'a finalement téléphoné pour me dire qu'il n'avait rien trouvé concernant la rixe du Taillan. Je lui ai dit que le gros Francis avait lancé des sbires à ses trousses et que le coup du déguisement ne l'avait pas abusé une seconde. Aussi, quand j'ai évoqué l'hypothèse d'un éloignement et la possibilité pour lui de se dégourdir les jambes à l'extérieur, Phil était partant, à condition que je lui dégotte une chambre avec un accès internet. Je lui ai dit de trouver son petit coin de paradis lui-même puisqu'il avait son ordinateur portable. Il commençait à me les briser avec ses petites exigences. J'en avais ras-le-bol de tout prendre en charge. J'ai fini par aller sous la douche, avant de me pieuter, et les petites gouttes miracle de Rivotril ont parfaitement rempli leur rôle.