7. Éjaculateur précoce et myocastors.

 

J'ai émergé vers onze heures. Il faisait déjà une chaleur d'enfer. À midi, je savais où était ma voiture et j'avais pris connaissance du devis pour les réparations. Les dégâts étaient plus importants que prévus. Cela m'obligeait à envoyer « Titine » directement à la casse. J'ai passé un coup de fil à mon assurance, puis à la gendarmerie qui n'avait pas retrouvé mon chauffard et je suis sorti pour poster mon arrêt de travail. Bye, bye, la Suède. Il me restait à longer la nationale jusqu'au vendeur d'occasions le plus proche et ce n'était pas une mince affaire : ma minerve suintait comme un nem et personne n'était inspiré pour me prendre en stop. À mi-chemin, j'avais déjà terminé ma bouteille d'eau et je suis arrivé la langue pendante, prêt à me payer n'importe quel tas de boue pourvu qu'il ait l'air conditionné. Contre cinquante euros en liquide, je me suis arrangé avec le vendeur pour gonfler la facture afin que Phil casque à ma place. C'était ma façon de voir les risques partagés. Je devais faire peine à voir car le gars a tenu à prendre mon numéro pour me prévenir s'il entendait parler d'une voiture rouge légèrement endommagée dans les prochains jours. J'ai fait le plein d'eau et me suis envoyé une double dose d'antalgiques avant d'aller chez Phil, plutôt satisfait de mon début de journée.

 

J'avais une sale tronche, mais je n'enviais pas la sienne lorsqu'il m'a ouvert la porte. Les pupilles dilatées, il ressemblait à un lémurien hirsute aux abois.

- T'as pas été suivi ?

J'ai menti en lui racontant que j'avais garé la voiture un peu plus loin et que j'avais marché en surveillant mes arrières. Ça n'a pas eu l'air de beaucoup le rassurer. Il parlait trop vite, ses bras partaient dans tous les sens.

- Toi, t'as pas pu t'empêcher de goûter à la marchandise ! T'es fou ou quoi ? Mais rends-toi directement au commissariat avec ta dope sous les aisselles, ça nous épargnera un suspense pénible. Quand je pense que je me casse le cul à trouver une solution pour nous sortir de là ! Pendant ce temps, monsieur fait du hors-piste dans la poudreuse.

- J'ai balisé ! J'ai cru entendre des bruits à la porte cette nuit. Je n'en ai pris qu'un petit peu pour rester éveillé.

- Tu me dois deux mille cinq cent euros pour la voiture.

Je lui ai tendu la facture. Il a fait mine de la lire, mais ses yeux semblaient traverser le papier.

- On avait dit qu'on ne touchait pas au liquide.

- Oui, mais la donne a changé. On avait aussi dit que tu ne toucherais pas à la came.

- Je te rappelle que ça sera retiré sur ta part.

- Ouais. Puisqu'on en est aux comptes, tu ôteras le prix d'une dose de ta part. Il n'y a pas de petites économies, comme on dit.

J'ai un peu brodé sur les types qui rôdaient près de chez lui, puis j'ai embrayé sur Mado, en assénant ses conditions et Phil a accepté, guidé par la peur. Je passais la came à Mado qui la fourguait, prenait son pourcentage direct et me refilait le reste. J'avais juste oublié de lui demander combien il lui en fallait pour démarrer le commerce. J'ai laissé Phil décider, histoire de ne pas le déposséder de toute initiative. Il est passé en mode réflexion et ça a duré un bail, mais il a soulevé un problème auquel je n'avais pas pensé : nous ne possédions ni balance ni de quoi constituer des petits paquets. Je suis donc parti au supermarché avec une liste où Phil avait ajouté de quoi améliorer son quotidien pendant quelques jours. Ça aussi, je comptais le déduire de sa part. Je suis reparti de l'hôtel avec 250 grammes dans un sachet de congélation et j'ai promis à Phil de revenir en soirée pour l'aider à changer d'hôtel et de passer la nuit avec lui. Officiellement pour le rassurer, mais surtout pour éviter qu'il sombre dans de mauvaises habitudes. Je l'avais suffisamment mis sous pression.

Je suis arrivé chez Mado en fin d'après-midi. Le chien n'avait pas bougé, le père n'avait pas bronché non plus et Mado avait toujours un très joli cul. Nous sommes allés dans le hangar. Elle a ri .

- Mon père croit que nous faisons des cochonneries ensemble. Et que tu n'es pas très performant, vu le temps que tu es resté la dernière fois.

- Ça me va comme couverture. Je peux bien prendre le risquer de passer pour un éjaculateur précoce.

- Bah, si tu veux, on peut bavarder un peu, aborder les problèmes du monde, ça te renforcera dans ta virilité.

Je me suis marré à mon tour.

Je lui ai raconté l'accident et elle a compati. Ça faisait du bien, un peu de douceur. Puis on est revenus à nos petites affaires.

- J'ai fait tester ta came par une amie. J'ai une bonne nouvelle : elle est de qualité, on peut la couper et gagner un peu plus.

- C'est toi la pro. Je t'ai amené 250 grammes, ça suffit ?

- Ton pote est d'accord pour mes conditions ?

- Je l'ai un peu fait flipper avec l'accident. Il croit qu'on m'en veut personnellement, alors il est OK sur toute la ligne, si j'ose dire.-

Nous sommes sortis du hangar et j'ai fait mine de refermer ma braguette devant l'œil goguenard du vieux qui matait à sa fenêtre. Mado a étouffé un rire rauque et j'en aurais bien fait autant si ma minerve l'avait permis. J'étais vanné, mais concentré sur la route du retour. Un léger frisson me parcourait l'échine à chaque croisement de véhicule. Dès le seuil franchi, j'ai pris une bière avant d'appeler Alexandra. Il me restait encore à trouver un hôtel pour Phil. Du repos, avait dit le toubib, du repos…

 

J'ai traversé la nuit devant la télé entre les ronflements de Phil et l'histoire d'un vieux biologiste qui passait ses journées à nourrir des ragondins qu'il s'obstinait à appeler myocastors, terme selon lui moins péjoratif, pour désigner ses petits protégés. J'enviais ce type avec ses morceaux de carottes, ses quignons de pain et ses gros rats poilus qui venaient mendier leur nourriture. Un but unique, accessible, toute sa journée était rythmée autour de ce rituel. Il ne pensait à rien d'autre… J'avais avalé les dernières gélules qui auraient dû durer la semaine et mon cou jouait à la tour de Pise. Alexandra avait accueilli la nouvelle de l'accident avec indifférence quand je lui avais annoncé que l'assurance fonctionnait et que je m'étais déjà occupé du remplacement de la voiture. Quant à ma fille, elle voulait absolument que je lui raconte une histoire. J'ai puisé dans mes réserves pour lui sortir une resucée de « La petite fille aux allumettes », avec une fin heureuse. J'ai fini par m'assoupir quelques heures et Phil dormait toujours quand je me suis réveillé. Je l'ai secoué pour lui donner mes dernières recommandations, puis j'ai filé.

 

Vers seize heures, je suis retourné chez le médecin. J'avais l'œil éteint et larmoyant d'un animal de zoo. Il a vérifié le réglage de ma minerve et a bien insisté sur le repos que je devais m'octroyer. Je dois être né pour entendre ce genre de conseils inapplicables. L'opération fut un succès. J'avais même eu droit à des gouttes pour faciliter l'endormissement. Ça m'a rappelé les parfumeries qui vous glissent quelques échantillons dans le sachet. J'ai pris les nouvelles gélules, les quinze gouttes de Rivotril, et me suis glissé dans mon lit.

J'ai zappé avant d'échouer sur les infos régionales. Il y avait eu du grabuge entre les gitans du Taillan et une bande venue de la cité du Grand Parc ou de celle des Aubiers. Les images montraient des voitures et un chalet brûlés ainsi que des types en arrière-plan qui agitaient des poings revanchards. Le cameraman ne s'était pas approché et le commentaire n'en disait pas plus. Comme toujours, quand on ne comprend rien, on penche pour le règlement de compte. J'ai zappé. Je voulais pouvoir fuir comme on change de chaîne. Je voulais au moins pouvoir choisir mon rôle dans le scénario cauchemardesque qui défilait depuis quelques jours et qui me mettait un peu trop en lumière.