10. L'éradication des mâles.

 

 

Le soleil était encore haut dans le ciel quand j'ai repris la route. J'étais décidé à me rendre chez Mado à l'improviste. Il me restait deux heures pour réfléchir sur la conduite à tenir. J'ai avalé mes pilules en réalisant qu'il me serait difficile de m'en procurer d'autres sans retourner dans mon bled. Je me suis promis de respecter les prescriptions juste après la double dose que je venais de m'envoyer.

 

Je suis arrivé à Cissac en début de soirée. Il faisait encore jour. J'ai garé ma voiture, rue de l'église, dans un petit recoin, et dans le sens de la marche, au cas où. Sous la minerve, un sadique jouait du xylophone avec mes cervicales. J'étais exténué et, à mesure que je me rapprochais de Mado, je me voyais déchiqueté par son clébard lymphatique ou éventré par la pétoire de son vieux, mais je n'en avais plus rien à foutre. Je me suis comparé un instant à Vercingétorix déposant les armes devant César, en moins digne. Encore une de mes idées à la con.

Je suis passé devant le chien. Il a aboyé deux coups secs et j'ai sursauté. Ça n'a pas raté. Le vieux est sorti avec son fusil, la moustache pleine de vin.

- Ho, ce n'est que moi !

- Ha la feignasse ! Enqui ! Il est couillon ce chien, il aboie jamais d'habitude. Viens, ne reste pas dehors.

- Je venais voir Mado…

- Elle ne va pas tarder. Elle m'a dit qu'elle rentrait pour manger. Tu vas bien prendre un petit coup de rouge en attendant ?

- Je ne peux pas. Le toubib me l'a interdit - J'ai montré ma minerve.

- Ah si les toubibs commencent à interdire le pinard, où va le monde !

Ce n'était pas très amusant, mais j'ai ri pour la forme en supposant qu'il cherchait à faire de l'esprit. Le fusil était posé le long de la porte.

- Alors, qu'est-ce que tu lui veux, à ma Mado ?

- Rien, on discute, on s'entend bien, je crois. On se rappelle le bon vieux temps.

- Elle est belle, ma Mado, hein, malgré ce que ce salopard lui a fait !

- Oui. Pas de doute là-dessus.

- Sa mère était moins belle, mais c'était une sacrée salope, tu peux me croire.

- Je ne sais pas, je ne l'ai jamais vue.

- Elle s'est barrée avec un type du Nord dans une belle bagnole en laissant ses deux gosses. Il n'y a pas de mots pour ça. Mado, c'est une fille bien. Je sais ce qu'on dit au village, mais tout ça c'est de la faute de sa mère. Non, abandonner ses gosses, y a rien de pire pour les bousiller.

J'ai compati en silence en écartant vaguement les bras.

- Et toi, qu'est-ce que tu fricotes ? Tu as un boulot ?

- Je bosse chez IKEA

- Enqui, ce truc suédois là. Avec leurs meubles en kit et des noms à la mords-moi-le-nœud ?

J'ai parlé de mon job passionnant puis je me suis pris le cou à deux mains pour ne plus être obligé de répondre aux questions du vieux sur ma vie privée. On a causé un moment médecine et ça me convenait mieux comme terrain de discussion. Il avait l'alcool triste et l'attente m'a paru longue. Mais Mado a fini par arriver. Quand elle m'a vu, elle a changé de couleur. Les cicatrices ressortaient mieux sur sa peau quand elle était blême. Le vieux piquait du nez. Elle lui a fait une bise sur le front puis m'a invité à la suivre à l'extérieur.

- Ton pote s'est fait descendre, c'est ça ?

- Phil ? Non, il allait bien quand je l'ai quitté.

- Tu l'as éloigné, comme je te l'ai conseillé ?

- Oui mais, il y a un gros souci.

- Oui, j'ai appris ça. Ça craint.

- Mais de quoi tu parles ?

- Ben du gars, le patron de bar que ton pote a braqué. Il est passé aux infos, il s'est fait taillader le visage en pleine nuit, j'ai dû lancer une mode sans le savoir. En tout cas, ça pue et il y a des flics partout dans ton coin.

- Il est mort ?

- Non, il est à l'hosto, sous surveillance policière, sa femme aussi. Elle a fait une crise de nerfs parait-il. Les journalistes parlent de racket, de bande organisée.

- Ben, j'ai eu une sale journée aussi. Quand je suis passé devant chez Phil, sa porte avait été défoncée et je me suis tiré aussi vite que j'ai pu. J'ai mis Phil à l'abri, mais je ne peux plus rentrer chez moi.

- Tu n'as qu'à rester là. On va te faire de la place à la cave. Il fait doux en ce moment, et ça sent vachement bon, tu verras.

Je me suis senti minable d'avoir soupçonné Mado, et encore plus minable de toujours conserver un doute quant à son implication dans les événements du jour. Je n'y voyais plus clair. Je ne voulais pas le dire, mais c'est sorti quand même.

- J'ai pensé que tu avais pu être à l'origine de la fuite pour Phil. Je ne comprends pas comment ils sont remontés jusqu'à lui et comme, à part moi, tu étais la seule au courant…

- Tu es fou ? Je suis une tombe. Et on se connaît depuis des plombes, quand même. Si j'avais eu l'idée de les contacter, le genre de mecs à qui on a affaire, m'aurait liquidée, une fois les infos vérifiées. Et qui aurait pleuré sur le sort d’une ancienne pute échouée en pleine cambrousse ?

- Mais qui alors ?

- Moi, je parierais sur le gros Francis. La came n'était sûrement pas à lui. Elle devait être en transit. Tu lui as dit que ton pote avait décampé et quand les gros bras ont déboulé dans sa chambre en pleine nuit, il a sorti le premier nom qui lui est venu à l'esprit, celui de ton pote censé avoir mis les voiles sur la Côte d'Azur. Je vois ça comme ça, un ou deux gars sont restés dans la chambre tandis que les autres ont défoncé la porte de Phil et retourné la maison sans rien trouver. Après, ils sont revenus et l'ont arrangé pour qu'il accélère les recherches.

- Le merdier !

- Tu pourrais au moins me demander si je ne t'en veux pas de m'avoir soupçonnée.

- Je vais faire mieux que ça. Je te propose d'oublier tout ça et d'aller tout balancer aux flics en omettant ton rôle. Ça devient trop lourd pour mes épaules.

- Excuses acceptées, mais je refuse d'abandonner. La bonne nouvelle, c'est que j'ai écoulé la coke cet après-midi et que j'ai déjà une commande ferme d'un kilo. La qualité, même coupée, leur convenait et j'en ai tiré un bon prix. Le truc, c'est qu'il faut que je livre à leur domicile et c'est un peu loin. Ça augmente les risques de se faire choper. Allez, viens, on va te faire un petit nid à la cave. Si tu peux me donner un coup de main pour mettre mon père au lit avant, ça m'arrangerait.

On a pris un matelas et des draps et j'ai compris ce qu'elle voulait dire par l'odeur dès que j'ai posé le pied dans la cave. Ça sentait fort la résine. Et trois petits placards opaques alignés renfermaient des plants de cannabis en pleine expansion.

- Tu seras le seul mâle ici, les autres, je les éradique !

- Je croyais que tu ne touchais plus à la dope.

- Tu confonds tout. Ça, c'est mon armoire à pharmacie. Somnifères, anxiolytiques, antidépresseurs, tous les bienfaits de la nature, 100 % bio. Tu devrais essayer pour ton cou, ça soulage des cancers, alors ton truc, en comparaison, c'est du pipi de chat.

- Je vais te paraître vieux jeu, mais j'ai jamais trop accroché au shit. Je voyais les mecs se bananer autour de moi, mais ça ne m'a jamais provoqué grand-chose d'autre qu'une envie de bailler.

- Bon, je sens que je vais te convertir avec la puissance d'un évangéliste sous amphétamines.

Elle est revenue avec un petit bocal de confiture rempli de têtes séchées et collantes et a roulé deux cônes parfaits. On s'est assis sur le matelas et j'ai commencé à planer au bout de cinq minutes. Elle souriait et je l'ai trouvée vraiment attirante. Lorsque j'ai voulu me relever, je suis retombé sur le cul et Mado a éclaté de rire.

- Converti ?

J'ai hoché de la tête et je ne sentais plus mon cou. J'ai ôté la minerve et me suis allongé avec des pales d'hélicoptère juste au-dessus du front tandis qu'un courant frais me parcourait l'échine. Mado n'avait pas bougé et continuait de me parler.

- Je me demande pourquoi on n'est jamais sortis ensemble tous les deux. Sans ta coupe de cheveux à la con, tu serais plutôt mon type.

Je me suis marré. Je ne parvenais pas à faire sortir autre chose de ma bouche.

- Je ne te plaisais pas ? Tu avais déjà fait la connaissance de ta femme ?

J'ai réussi à balbutier qu'elle me faisait peur, à l'époque, avec ses histoires de drogue. Et puis j'étais pote avec son frère alors… Un long silence a suivi avant que je ne poursuive.

- Ça ne m'a pas empêché de rêver de ton corps sous la tente, à la grande Escourre.

- Et maintenant ?

- T'es belle Mado, c'est tout ce que je peux te dire. Mais j'ai encore une femme, même si ça ne signifie plus grand-chose aujourd'hui.

- J'ai envie de dormir là, à côté de toi, juste dormir contre toi. ça te dérange ?

- Non, Viens, moi aussi j'ai envie. J'adore ta pharmacie. Je crains pour les effets secondaires.

Elle m'a massé la nuque en chantonnant. On se serait cru dans un Walt Disney tellement c'était doux. Je me disais que si j'ouvrais les yeux, j'allais voir apparaître tous les personnages de Bambi, Pan-Pan en tête, prêt à frapper frénétiquement le sol.

 

Lorsque j'ai ouvert les yeux, ma première sensation fut le contact de Mado. De profil, elle était collée à moi. J'avais le cerveau flottant et des paupières scellées au plâtre. Je percevais l'arrondi de ses seins dans mon dos. Des milliers de mains avaient pétri ces jolies bosses, mais ça ne m'empêchait pas d'être troublé par ce chameau minuscule et chaud au travers du tissu fin. Sa main droite avait échoué sur mon nombril et j'avais envie de fermer les yeux et d'attendre comme cela, le temps que ça durerait, mais le vieux n'a pas tardé à rappliquer en claquant la porte et en allumant la lumière pour venir chercher sa bouteille de vin, sans doute celle qui lui servait à se brosser les dents. Il a marqué un temps d'arrêt en se rendant compte de notre présence. Il a ouvert la bouche, mais aucun son n'en est sorti puis il est remonté de manière plus discrète et Mado m'a tapé un grand coup sur le bide en riant.

- Bon, maintenant, il ne se demandera plus pourquoi tu viens aussi souvent tourner autour de sa ferme. Ça va ton cou ?

 

 

- J'en sais rien. J'ai pas encore récupéré de tes confitures faites maison.

- Je t'avais pas dit, mais je suis une excellente cuisinière. On va se faire un bon petit-déjeuner, et tu iras mieux. Et peut-être qu'une bonne douche…

- Ouais t'as raison, je me sens crasseux.

- J'ai connu pire, crois-moi.

Mado s'est levée, et j'ai suivi l'ondulation de son jean. Juste avant les escaliers, elle l'a fait frétiller, et m'a jeté une œillade banderille. J'avais un temps de retard et je suis resté scotché avec cette image dans la rétine, tandis que Mado disparaissait dans la cuisine. J'ai remis ma minerve en pensant à Alexandra qui était déjà loin de mon cœur, mais qui continuait de m'assaillir. Satanée culpabilité ! J'ai téléphoné à Phil pour le mettre au courant des derniers événements. Il m'a dit qu'il passerait sa journée à guetter tout ce qui pouvait avoir un rapport avec nous dans les faits divers régionaux. Ça m'a fait plaisir de le sentir à ce point motivé et serein. On sous-estime le pouvoir revigorant des cascades. Je suis monté avec l'envie d'une douche fraîche. J'avais faim aussi. Mes narines percevaient le café, le pain et le pinard . J'ai salué le vieux qui a levé mollement la main en guise de réponse. Mado a engagé la conversation en servant le café.

- Fred a quelques soucis. Il va rester un peu ici, si ça ne te dérange pas.

- Moi, y a que quand on te fait du mal que ça m'dérange. Il t'a pas fait mal cette nuit ?

- Papa !

- Ben quoi, vous auriez pu prévenir. La feignasse me disait hier que vous n'étiez que de bons amis et je vous retrouve au pieu.

- C'est ce qu'on est papa, de bons amis.

- Il est pédé, la feignasse ?

J'ai renversé un peu de café et Mado, s'est mise à rire.

- Arrête de l'appeler la feignasse d'abord ! Maintenant c'est Fred, pigé ? Et puis tu peux lui poser la question directement si tu veux tout savoir.

- Faites gaffe quand vous ramasserez le pain, je vais peut-être vous en planter une dans le derrière !

C'était tout ce que j'avais trouvé pour me sortir de la situation, mais ça l'a fait rire, le vieux. Et Mado aussi. Et j'aimais faire rire Mado. De plus en plus. Peu après, le vieux est sorti en se coiffant de sa casquette, la bouteille à la main. Mado m'a donné une serviette, a sorti une brosse à dents de sa réserve et m'a laissé me décrasser. J'ai laissé l'eau agir sur mon hébétude, comme une petite cascade. La réalité risquait de me frapper comme une porte dans la gueule. Mado a pris la suite et j'étais assis dans la cuisine quand elle a réapparu, apprêtée, dans un haut blanc qui laissait ses épaules nues, et les fesses moulées dans un pantalon noir bouffant aux chevilles. Elle avait un mètre à la main.

- Bon, laisse-moi prendre tes mesures. Je vais aller faire quelques courses à Lesparre. Il te faut des fringues. Je peux aussi m'occuper de tes cheveux, si tu veux.

- Je risque de perdre toute ma force, espèce de Dalila !

- Franchement, ta coupe ne ressemble à rien, et ça te permettrait de semer le doute au cas où tu croiserais quelqu'un qui te connaît vaguement.

- C'est un relooking extrême que tu me proposes ?

- On est associés. Je tiens au côté lucratif de la chose, et je ne voudrais pas perdre un de mes meilleurs partenaires pour une histoire de goûts. Les cheveux, ça repousse !

- Bon, je capitule. On t'a déjà dit que tu étais une crème ?

- On m'a dit et fait pas mal de choses que je préfère oublier. Tu n'as qu'à proposer au père de lui donner un coup de main, en attendant.

- Je crois qu'il est parti picoler sur un tas de foin.

- Sans doute, mais il est capable de faire deux choses en même temps. Va voir s'il n'est pas en train de nourrir les poules, ça te changera les idées.